Liszt, musicien « humanitaire »

Le mouvement « humanitaire » des années 1830

En 1835, Franz Liszt publie à Paris une série d’articles sur la condition des musiciens et sur le rôle « humanitaire » qu’ils doivent, à son sens, jouer dans la société. Ces articles ont fait date dans l’histoire de l’art, car, pour la première fois, un compositeur et qui plus est la première super-star de l’histoire de la musique à grande échelle, faisait entendre sa voix sur la place publique pour défendre le statut du musicien et son rôle de guide de la société. Dans ses articles intitulés De la situation des artistes, et de leur condition dans la société, Liszt défend le rôle philanthropique et « humanitaire » de l’artiste face au peuple et notamment face aux plus démunis. Influencé par les philanthropes des années 1820-1830 et par le Saint-Simonisme, il fait sienne leur devise qu’il professera jusqu’à la fin de sa vie : « l’amélioration du sort moral, physique et intellectuel de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre » – c’est la base des grands récits, des chantiers sociaux et culturels jusqu’au XXe siècle.

La première condition préalable à la formation de l’artiste est l’amélioration de l’être humain.

FRANZ LISZT, 1834

Liszt, musicien « humanitaire » et philanthrope

La philanthropie est sans doute un des mots définissant le mieux Franz Liszt, dont la devise était « Charité ! », et qui, toute sa vie, ne cessa de voler au secours des autres, pauvres, opprimés et oubliés. Il aida ses collègues musiciens, tout d’abord, en défendant leurs chefs œuvres oubliés ou encore méconnus, et il les aida financièrement lorsqu’ils étaient dans le besoin. Il donna plusieurs concerts pour récolter des fonds pour les pensions des veuves de musiciens, à une époque où les retraites et les droits d’auteur n’étaient pas encore généralement régularisés. En 1840, il récoltait des fonds dans l’Europe entière pour ériger une statue en l’honneur de Beethoven. Mais pendant plus de 50 ans, Liszt a aussi et surtout donné d’innombrables concerts de charité, dont il réservait le bénéfice à des œuvres diverses (malades, victimes d’incendies ou d’inondations, etc.). Les journaux de l’Europe entière sont remplis de ses hauts faits en matière de générosité. Par exemple, il était membre, à Paris, de la Société de bienfaisance et de secours des nationaux unis de tous les pays en faveur des étrangers malheureux qui résident en France. Plusieurs fois on surprit Liszt en train de plier des billets de banque dans des enveloppes qu’il destinait aux nombreuses personnes qui, dans le besoin, le sollicitaient. Il donna même plusieurs concerts pour la fondation des crèches. Il écrivit par exemple au maire de Nantes, qu’il espérait qu’un de ses concerts serait « de nature à donner quelque satisfaction à ceux qui sympathisent avec les misères des classes pauvres. » Comme nous le raconte un journaliste, il donna lui-même l’exemple en faisant la quête et força un « dilettante » à vider sa bourse. Lors d’un autre concert, à Angers, il décida de ne pas faire augmenter les places des dernières catégories : son nom attirait la fine fleur de la société, mais il voulait que le peuple puisse aussi avoir accès à la musique, au Théâtre, à ce temple de l’art qui ne devait pas être réservé qu’à l’élite de la société : le public du « poulailler » lui envoya alors une couronne de fleurs où on pouvait lire : « A Franz Liszt, les Quatrièmes catégories reconnaissantes ! ». La Geste lisztienne occupait le haut de la page et défrayait parfois la chronique. George Sand, Alphonse de Lamartine, le public qui l’adulait ou encore une foule de journalistes anonymes, disaient de lui qu’il était un musicien « humanitaire ». Il fut le premier d’entre eux. Lamartine lui rendit un jour hommage en portant un toast dans lequel il rappelait que Liszt avait mis son génie au service de ses concitoyens :


Non ! l’illustre artiste à qui nous avons le bonheur d’offrir l’hospitalité n’est étranger nulle part ; le génie est le compatriote de toutes les intelligences et de toutes les âmes qui le sentent. Mais ce n’est pas son génie que je vous propose de saluer ; c’est sa bonté, sa prodigalité de bienfaisance envers les classes souffrantes de ce peuple, qu’il aime, et qu’il va chercher dans ses infirmités et dans ses misères, pour lui porter en secret la dîme de son talent, la dîme de sa propre vie, car il met de sa vie dans son talent ! Je lui demande pardon de révéler devant lui des actes de charité cachée qu’il voudrait dérober à tous les regards, mais il faut quelquefois que la modestie souffre et que les vertus soient trahies, ne fût-ce que pour être imitées !

L’initiative morale, la manifestation du progrès humanitaire, au prix des sacrifices et des dévouements les plus pénibles, en butte aux persécutions du ridicule et de l’envie, tel a été de tout temps le partage des véritables artistes.

FRANZ LISZT

Nicolas Dufetel, Conseiller musical et historique des Lisztomanias