Vertiges de Liszt

par Jean-Yves Clément

L’œuvre de certains artistes, c’est leur vie. Inséparablement identifiés l’un à l’autre, ils sont semblables à ces divinités de la fable, dont l’existence était enchaînée à celle d’un arbre des forêts. 

Franz Liszt, Lettres d’un bachelier es musique en 1837, adressée à George Sand

Chez Liszt, ce sont déjà les chiffres qui donnent le vertige. 

Musicien protéiforme, seul de son espèce, multiple et inclassable (pianiste-improvisateur hors norme, inventeur du récital, chef d’orchestre novateur, professeur légendaire, écrivain prolixe, organisateur de festivals, philanthrope exemplaire…), Liszt laisse plus de 1400 œuvres, si l’on compte séparément toutes ses pages, dont un bon tiers d’entre elles produites à partir de celles des autres : plus de quatre-vingts compositeurs, dont certains illustres (Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin, Berlioz, Verdi, Wagner etc.), transcrits ou arrangés sous mille formes possibles (pour piano mais pour orchestre aussi), dont celle, privilégiée, de la paraphrase — le genre virtuose et spectaculaire par excellence. Non dans une seule perspective égocentrique (« Le concert, c’est moi ! », lui fera dire Berlioz) mais, à l’opposé, dans le but de faire rayonner tous ces génies, grâce à des moyens faramineux et un sens inné de la transmission— c’est grâce à la transcription pour piano de sa Symphonie fantastique que Schumann pourra louer de sa plume le chef-d’œuvre de Berlioz. Charité bien ordonnée… Liszt sera ainsi le premier à jouer la musique des autres — objectif premier de la forme nouvelle du récital.

Il visite tous les genres de la musique : on lui doit des centaines de pièces pour piano, à la forme neuve, souvent fécondées par des poètes, écrivains, philosophes, peintres, sculpteurs… : Dante, Pétrarque Hugo, Lamartine, Shakespeare, Raphaël, Michel-Ange… ; une soixantaine d’œuvres de musique religieuse (dont deux oratorios) d’une ferveur éclatante ; une vingtaine de pages symphoniques dont treize Poèmes symphoniques (genre qu’il invente), deux vastes symphonies et deux concertos ; sans compter ses pièces d’orgue (aussi grandes que celles de Bach, selon Saint-Saëns) et ses presque quatre-vingts lieder sur des poèmes espagnols, allemands, italiens, hongrois, anglais, russes… ; toutes ces langues et leurs pays traversés (et bien d’autres, toutes les contrées en fait de l’ancienne Europe) durant la « période de gloire » du pianiste, en dix années, parcourant plus de 100 000 kms et donnant près de 1000 concerts ! Ce qui serait encore un record aujourd’hui.

Liszt, c’est aussi d’innombrables concerts de charité tout au long de son existence, dès sa prime jeunesse, et bien après qu’il ait interrompu (volontairement) sa carrière de première rock star de l’histoire de la musique. Sans parler de sa venue dans les hôpitaux, asiles ou prisons de son temps, diffusant des idées que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de « sociales » ou de « progressistes » : « La première condition préalable à la formation de l’artiste est l’amélioration de l’être humain », écrit-il à 24 ans.

L’initiative morale, la manifestation du progrès humanitaire, au prix des sacrifices et des dévouements les plus pénibles, en butte aux persécutions du ridicule et de l’envie, tel a été de tout temps le partage des véritables artistes.

Franz Liszt

Il y a aussi Liszt le lettré, voire le penseur ; d’abord une correspondance abondante : plus de 10 000 lettres (sans compter de nombreuses perdues), au style remarquable, dont une multitude adressées aux génies de son temps (Hugo, Lamartine, Sand, Berlioz, Wagner, Saint-Saëns, etc.), ceux-là qui furent aussi ses amis. Et puis ces quelques essais remarquables (dont un livre merveilleusement intuitif sur Chopin), d’une plume à la fois poétique et caustique, avec un sens de la formule digne des grands esprits du XVIIe siècle, comprenant des constats sur l’enseignement et la diffusion de l’art toujours actuels…  Une sorte de moraliste-musicien, espèce inédite avant lui.

Tant de facettes déconcertent et donnent le vertige ; ce sont elles pourtant, si nécessaires, imbriquées les unes aux autres, qui font Liszt ; des facettes qu’il faut tenter de ramasser avec tous leurs éclats. Même si Liszt nous échappe en permanence, plus qu’aucun autre musicien. Il déborde, et se dérobe à toute classification – trop d’action, trop d’énergie, trop de présence.

Si le vocable « personnalité » n’avait pas existé auparavant, il aurait fallu l’inventer pour Liszt.

sergei Rachmaninov

Un phénomène, plus qu’un homme.

Il donnait le vertige au public et aux critiques de son temps, il le donne encore à ceux du nôtre, envieux ou limités qu’ils sont à l’appréhender dans sa totalité et sa dispersion magnifique. Pourtant, son art si ouvert, audacieux et très en avance sur son temps, inspira tous les compositeurs « modernes » après lui : Busoni, Schönberg, Strauss, Ravel, Bartok et tant d’autres, offrant l’impression d’une vie en expansion continue, se prolongeant bien au-delà de son œuvre.

Car si la vie de Liszt donne le vertige, c’est bien qu’elle fut elle-même une sorte d’œuvre, comme il l’écrit à l’attention de George Sand, une œuvre comme un phare entièrement tourné vers les autres, quels qu’ils soient, sans distinction d’origine, de caste ou de classe — une œuvre comme une mission.

Jean-Yves Clément, auteur de Franz Liszt ou la Dispersion magnifique, Actes Sud